L’œuvre audacieuse de Yambo Ouloguem
Un « grand aristocrate parisien » apporte un jour à Yambo Ouologuem, qui se présente dans l’« Avertissement » comme un éditeur du Seuil, un manuscrit de 2 400 pages d’allure pornographique : 300 couples du monde des affaires, du spectacle et de professions libérales y racontent leurs ébats érotiques sous forme de « confessions-poker ». Chaque « parieur » choisit l’aventure la plus frappante qu’il a vécue, ainsi que la manière de la raconter : en la jouant, déguisé ou non, ou en la revivant. Le conteur qui gagne choisit un partenaire. S’il perd, il devient esclave.
Faisant mine de n’être que le rewriter du manuscrit original, Yambo Ouologuem en retouche le texte, complète, affine, dit-il. Et ajoute aux « étonnantes confessions » les « arrière-mondes dont elles étaient lourdes ». Cela donne un texte audacieux, Les Mille et une Bibles du sexe, qui raconte, sans fard, une comédie érotique mais aussi sociale. Un portrait sans complaisance d’une société à la recherche de son seul plaisir. Une époque révolue des années insouciantes autour de 1968 ? Pas sûr. On voit les personnages de cette société revivre sans cesse…
En 1968, Yambo Ouologuem, né au Soudan français (actuel Mali), publie, à 28 ans à peine, son premier roman, Le Devoir de violence, aux Éditions du Seuil à Paris. Le roman remporte d’emblée le prix Renaudot. Et est le premier roman d’un Africain à l’obtenir. L’ouvrage deviendra un classique de la littérature africaine. Yambo Ouologuem ne publiera plus au Seuil. Ses relations avec la maison dirigée par Paul Flamand se détérioreront, notamment, à la suite d’accusations de plagiat vis-à-vis du roman Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart (Le Seuil, 1959) qui, pourtant, ne reproche rien à Ouologuem. Celui-ci est aussi poursuivi par Graham Greene pour des « emprunts » à son roman It’s a Battlefield (C’est un champ de bataille, Laffont, 1953). En réalité, on peut affirmer qu’il ne s’agit pas de plagiats, mais d’appropriation ouverte des codes d’écriture européenne, et pas seulement chez Schwarz-Bart ou Greene, mais dans toute la littérature occidentale et moyen-orientale : Yambo Ouologuem est un styliste qui a pour ambition d’être un écrivain au même rang qu’un Maupassant ou qu’un Rimbaud, mais on le lui refuse en lui demandant d’africaniser son récit. Or le rêve de Ouologuem est d’intégrer le cœur même de la littérature européenne, d’être totalement assimilé à un écrivain français.
Les Mille et une Bibles du sexe, publié sous un pseudonyme – Utto Rudolf – en 1969 aux Éditions du Dauphin, s’inscrit dans cette volonté d’écrire un texte dans un genre typiquement européen : la littérature érotique avec tous les codes du genre. Et Yambo Ouologuem y parvient de façon étonnante. Le scénario, la construction, le style rivalisent avec les meilleurs textes érotiques européens. On peut d’ailleurs voir dans l’utilisation d’un pseudonyme non pas une manière de cacher l’identité de l’auteur, mais bien de jouer, là aussi, avec un masque, celui d’un aristocrate « français » au patronyme allemand. On ne se trouve pas face à un cas de figure comme Histoire d’Ô, dont l’auteur réel a caché son identité, mais dans un scénario à la Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick où les personnages participent, masqués, à des soirées où tout le plaisir est dans l’ambiguïté et le frôlement des identités.
Du reste, l’auteur réel, ici, assume dans un avertissement la paternité, sinon du matériau de base, au moins de la réécriture complète du soi-disant manuscrit original d’un imaginaire Utto Rudolf. Or, tout est question ici d’écriture. Ce qui distingue Les Mille et une Bibles du sexe d’un ouvrage pornographique ou même érotique plat, c’est l’écriture tour à tour classique, surréaliste, voire mystique. En ce sens, ce texte rejoint les classiques de la littérature érotique dont le maître français reconnu est le marquis de Sade : pour ce dernier, arrêté et emprisonné pour ses audaces, l’ambition n’était pas de choquer, mais de pousser les mots et ce qu’ils révèlent – et réveillent – chez nous au plus loin. De pousser non pas au péché ou à la faute, mais au dépassement – à la transgression – des frontières qui nous enferment et nous enserrent.
« Dépasser les frontières » : c’est le sens profond de Les Mille et une Bibles du sexe. Refuser d’être enfermé dans une identité africaine. Aller sur les territoires de l’autre (européen et occidental, en l’occurrence), affirmer haut et fort, avec la provocation ultime de l’érotisme (dans ce qu’il a parfois de plus dérangeant, y compris des scènes à la limite de l’intolérable), que l’on peut être français même si on est malien. Yambo Ouologuem a payé au prix fort (l’anathème et l’auto-exclusion) cette audace. Il faut, près de cinquante ans plus tard, rendre justice à un texte, Les Mille et une Bibles du sexe, qu’aucun autre écrivain africain francophone n’a eu à ce jour la témérité même d’imiter. Remettre en plein jour une œuvre venue trop tôt.
Yambo Ouologuem est né en 1940 à Bandagaria, dans le pays dogon, au Soudan français, actuel Mali. Son père, enseignant, le pousse dans ses études : il suit le collège et le lycée au Mali, avant de les poursuivre brillamment en France. Hypokhâgne au lycée Henri-IV à Paris, École normale supérieure de Saint-Cloud suivie d’une licence d’anglais.
Professeur au lycée de Charenton, en Val-de-Marne, il se met jeune à l’écriture. Son premier roman, Le Devoir de violence, entamé dès la fin de ses études, est publié en 1968 aux Éditions du Seuil : il dépeint, entre autres sujets, la collaboration des Africains noirs avec les négociants arabes dans la traite des esclaves. Le livre obtiendra le prix Renaudot en 1968. Yambo Ouologuem sera le premier Africain à obtenir ce prix, à une époque où la littérature africaine est loin d’avoir le vent en poupe.
Cette publication lui attira d’amères critiques de la part d’Africains, mais sera aussi l’objet d’accusations de plagiat. Aujourd’hui encore, cette affaire n’est pas résolue, faute d’avoir été étudiée en profondeur, sauf par une universitaire allemande, Sarah Burnautzki, dont la thèse doit être publiée prochainement.
L’année suivant le prix, Yambo Ouologuem publie, sous le pseudonyme de Utto Rudolf (mais présenté par lui, sous son propre nom), Les Mille et une Bibles du sexe aux éditions du Dauphin à Paris. Ce texte, véritable pépite littéraire érotique dans la grande tradition européenne, à l’écriture remarquable, refusée par Le Seuil, passera inaperçu à l’époque.
Deux autres textes suivront aux éditions du Dauphin, sous un pseudonyme féminin, Nelly Brigitta : Les Moissons de l’amour et Le Secret des Orchidées. Deux ouvrages jamais réédités.
Enfin, en 1969, sans doute sur la base des leçons apprises durant son parcours éditorial, il publie un recueil d’essais, Lettre à la France nègre (Paris, Éditions Nalis) : il y théorise en ironisant, la manière dont devraient écrire les auteurs africains.
La réception éditoriale et critique (bien qu’élogieuse au départ), les accusations de plagiat, la blessure ressentie dans ses rapports à la France que son père et lui-même portaient auparavant au pinacle l’amènent à rentrer définitivement au Mali (hormis un ou deux voyages en Europe dans les années 1970). Il vit depuis, en une sorte d’ermite, dans la ville de Sévaré en pays dogon. Chaque année, un prix Yambo Ouologuem (prix Ahmed Baba à partir de 2015) est décerné au Mali, hors sa présence, à une œuvre publiée par un auteur africain.
Le Devoir de violence et Lettre à la France nègre ont été réédités par le Serpent à plumes respectivement en 2002 et 2003. La première « nouvelle » des Mille et une Bibles du sexe a été intégrée, en 2008, dans le recueil Nouvelles du Mali, chez Magellan & Cie dans la collection « Miniatures » dirigée par Pierre Astier.
Aujourd’hui, le public français, francophone en général, ignore presque tout de Yambo Ouologuem, un des plus grands et plus doués auteurs africains, dont le rêve de carrière littéraire s’est fracassé à la fin des années soixante, juste après avoir manqué de se réaliser dans toute sa splendeur. Il est temps de lui rendre hommage. Ou justice.
Le texte des Mille et une Bibles du sexe est précédé d’une préface écrite par Jean-Pierre Orban et Sami Tchak.
Jean-Pierre Orban est chercheur associé à l’Institut des textes et manuscrits modernes, directeur de la collection « Pulsations » chez Vents d’ailleurs et de la collection « L’Afrique au cœur des lettres » (L’Harmattan), dramaturge et romancier (Vera, Mercure de France, prix du Premier roman français 2014).
Philosophe et sociologue de formation, Sami Tchak est romancier et essayiste. Ses romans (Place des Fêtes, Gallimard 2003, Le Paradis des chiots, Mercure de France 2006, Al Capone le Malien, Mercure de France 2011, L’Ethnologue et le Sage, Editions ODEM) ont remporté plusieurs prix, dont le prix Ahmadou Kourouma et le prix Ahmed Baba 2015 (anciennement prix Yambo Ouologuem). Son dernier essai, La Couleur de l’écrivain, a paru en 2014 (La Cheminante).
Leur préface souligne les enjeux et les motifs de la publication des Mille et une Bibles du sexe.
Couverture quadri sur papier de création, Tintoretto Gesso, de Fedrigoni. Fausse couverture sur Sirio Color. Papiers intérieur et de couverture issus de forêt écologiquement gérées.